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« Pour un sorcier, dix-mille sorcières ».
Ces paroles, attribuées à Louis XIII et rappelées par l’historien Jules Michelet (1798-1874) rappelle le contexte misogyne évident qui a contribué au phénomène des chasses aux sorcières que nous avons découvert dans l’épisode précédent. Je vous y ai raconté le contexte historique et social qui a mené à ces massacres ainsi que les accusations aberrantes portées majoritairement contre des femmes. Mais leur arrestation n’était que le début de leur calvaire.
De la délation au bûcher: les procès en sorcellerie
Procès en sorcellerie religieux ou procès civil?
Quand on parle des procès de sorcières, on pense souvent qu’ils ont été menés par les tribunaux de la fameuse et sombre Inquisition. La réalité est, comme souvent, beaucoup plus nuancée. L’Inquisition a bel et bien joué un rôle déterminant dans ces chasses aux sorcières. Créée dans la première moitié du XIIIe siècle pour poursuivre les groupes d’hérétiques comme les cathares ou les vaudois, elle commence à décliner jusqu’à ce que la fameuse bulle du pape Innocent VIII de 1484 lui donne de nouveau du grain à moudre. Avant cette bulle, l’Église se contentait de donner des peines bénignes lors des jugements pour sorcellerie tout simplement parce qu’elle considérait alors ces pratiques comme de simples superstitions.
Le XVe siècle change la donne et la bulle papale, qui assimile sorcellerie et hérésie, donne le feu vert aux arrestations et aux massacres. L’inquisiteur reçoit sa mission directement du pape, il est sous sa seule autorité – c’est très important parce que cela veut dire qu’il n’a de compte à rendre ni aux seigneurs ni, techniquement, au roi. Il est nommé pour exercer dans une région, dans laquelle il se rend et s’assure du soutien total des représentants de la loi, c’est-à-dire les gouvernants ou les princes qui ont plutôt intérêt à clairement montrer leur zèle au risque d’être considérés comme pécheurs par désobéissance. L’inquisiteur peut d’ailleurs leur demander de prêter serment de le seconder dans sa tâche. Et autant vous dire qu’ils avaient plutôt intérêt à se décider rapidement, sinon ils risquaient l’excommunication, c’est-à-dire l’exclusion de l’Église catholique, ce qui était extrêmement grave à l’époque. Personne n’était donc à l’abri des inquisiteurs, pas même les puissants.
Cependant, les auteurs du Malleus Maleficarum ou Marteau de sorcières – l’ouvrage qui a largement contribué à la flambée de violence dès sa publication en 1486 – ont encouragé les tribunaux civils à relayer l’Inquisition dans sa lutte contre les sorcières. Et dans sa bulle de 1484, le pape Innocent VIII exhorte les magistrats laïques à coopérer, magistrats qui ont, certes, été quelque peu réticents au début mais qui ont vite retrouvé leur motivation quand ils ont été eux-mêmes menacés d’excommunication.
Parallèlement, l’État s’intéresse de plus en plus à ces procès. Pourquoi ? Pour des raisons de pouvoir et d’argent bien sûr ! Il faut dire que l’argent jouait un grand rôle dans les affaires inquisitoriales : des notables accusés de sorcellerie ou accusés d’avoir eu recours aux services d’une sorcière s’en sont sortis en ouvrant très grand leur porte-monnaie. En France, l’enjeu était aussi bien financier que politique. Nous sommes fin XVe siècle et début XVIe siècle : en France, le pouvoir royal s’affirme de plus en plus et la justice indépendante menée par les inquisiteurs dérange. La royauté a donc travaillé pour retirer petit à petit les affaires de sorcellerie des mains des inquisiteurs. L’Université de Paris – La Sorbonne – y est aussi pour quelque chose. Elle était régulièrement consultée par les Inquisiteurs concernant les écrits qui seraient contraires à la foi et, au fil du temps, elle revendique de plus en plus la connaissance exclusive de l’hérésie. Elle a d’ailleurs joué un rôle central dans le procès de Jeanne d’Arc.
L’État s’accapare donc petit à petit les procès en sorcellerie. À Paris, par exemple, le Parlement de Paris prend la direction de la répression contre les sorcières dès la Réforme protestante soit au tout début du XVIe siècle. La sorcellerie devient un crime d’État, qui permet au roi de France d’affirmer la justice royale y compris dans des régions un peu perdues aux frontières du royaume. Rien de tel que la terreur pour affirmer son pouvoir…
Tout au long du XVIe siècle – la Renaissance donc – les tribunaux civils prennent le pas sur ceux de l’Inquisition, même s’ils restent nourris par l’Église et à la fin du siècle, à Paris, les procès pour sorcellerie sont exclusivement organisés par les instances civiles. Ailleurs, le rôle de l’Inquisition reste majoritaire.
On pourrait croire que c’est une bonne nouvelle pour les victimes, que les juges civils ont été plus cléments que les inquisiteurs. Malheureusement, il n’en est rien. Les juges civils, comme les inquisiteurs faisaient partie de l’élite sociale, intellectuelle et culturelle. Le rapport de domination avec les sorcières, bien souvent pauvres, sans protection et illettrées, est toujours le même. C’est même pire que ça : globalement, la majorité des condamnations viennent des cours civiles qui ont souvent fait plus de dégâts que les tribunaux inquisitoriaux et épiscopaux. Les inquisiteurs donnaient souvent plus de peines d’emprisonnement contre la promesse de la repentance des accusées et, comparativement, la justice laïque parisienne condamnait beaucoup plus à mort.
Que le procès soit religieux ou civil, le processus est, de toutes façons, toujours le même : il commence par la délation.
Traquer les sorcières: la délation
Accuser les sorcières: quand le serpent se mord la queue
La délation était même au cœur du système. Les gens étaient fortement encouragés à dénoncer les personnes qui pratiquaient la sorcellerie de deux manières. La première, c’était en leur promettant des jours voire des années d’indulgence. Pour rappel, on considérait que les gens devaient, après leur mort, passer un certain temps au Purgatoire, un temps déterminé selon les péchés commis dans leur vie. Les indulgences permettaient de réduire ce temps potentiel au Purgatoire. Donc, dénoncer des sorcières vous permettait de passer moins de temps dans cet endroit fort peu sympathique. La seconde façon d’encourager les gens à dénoncer des sorcières étaient évidemment de les menacer : négliger de dénoncer une sorcière vous exposait à l’excommunication, encore une fois, mais aussi à des châtiments corporels.
On commence à voir comment l’Église tout d’abord et les pouvoirs publics ensuite ont fait naître cette espère de folie dénonciatrice qui s’est emparée du peuple : elle n’a pas surgi spontanément, elle a été déclenchée sciemment et très méthodiquement. Il faut se rendre compte qu’une simple rumeur pouvait vous faire arrêter parce qu’il est dit que quiconque entendrait dire qu’une personne était réputée être sorcière, devait la dénoncer. C’est-à-dire que si quelqu’un disait que quelqu’un lui avait que vous étiez sorcière, cela suffisait pour qu’on vous arrête.
La réputation, le physique, les mœurs, les jalousies: les critères de la délation
« Au village, sans prétention, j’ai mauvaise réputation » chantait Georges Brassens.
La réputation…
La réputation faisait partie des trois points sur lesquels le juge fondait son accusation, les deux autres étant les indices et les témoignages. Le bruit qui court, la rumeur publique, fondés ou non, pouvaient être fatals. Quant aux indices, ce pouvait être le bétail qui est malade, une mauvaise récolte, la maladie, les douleurs, les incendies, l’impuissance de monsieur… En gros, tout ce qui va de travers.
Le physique comptait aussi beaucoup. Un grain de beauté, une tache sur la peau pouvait vous faire arrêter, sans parler des dysfonctionnements du corps, comme une claudication, une bouche tordue ou que sais-je encore. Sans compter les cheveux : eh oui, on avait tendance à s’acharner les personnes rousses, qu’on pensait possédées. Si, messieurs, vous aviez un monosourcil ou des sourcils très épais ou bien encore le torse velu, vous pouviez être accusés de lycanthropie, un maléfice qui transforme en loup garou, oblige à errer les nuits de pleine lune et tuer des gens. Pour la petite histoire, pour savoir si une personne était atteinte de lycanthropie, on incisait sa peau. Le loup garou était réputé retrouver sa peau humaine, lorsqu’il passait de l’état de loup à celui d’homme, en la retournant. On regardait donc s’il avait des poils de l’autre côté de la face visible de la peau.
Bref, vous l’avez compris, n’importe qui pouvait être accusé de sorcellerie. N’importe quel geste, comportement ou parole pouvait mettre quelqu’un en danger, et particulièrement les femmes, pour les raisons qu’on a évoquées lors du premier épisode. Par exemple on connaît l’histoire d’un homme aisé qui a refusé l’aumône à une pauvre femme et qui est tombé malade peu après : il a accusé la mendiante d’en être responsable. Des navires en difficulté sur la mer ? C’est la faute des sorcières. Les mauvaises récoltes ? Les sorcières. Etc…
Vous allez me dire que je parle quasi exclusivement des femmes. Mais, où sont les hommes ? On a très très peu de cas – du moins de traces écrites – où les hommes de la famille ont pris la défense des accusées. Et ce n’est pas très étonnant : ils avaient probablement peur d’être accusés à leur tour. Mais, malheureusement, ils se joignaient parfois aussi aux accusateurs. Certains en ont profité pour se débarrasser d’épouses gênantes, d’amantes dont ils ne voulaient plus ou pour éviter la vengeance de celles qu’ils avaient séduites voire violées. On connaît l’histoire tardive de Anna Göldi, au XVIIIe siècle qui a porté plainte pour ce que l’on appellerait aujourd’hui du harcèlement sexuel contre son employeur, un médecin. Pour se débarrasser d’elle, il l’a accusée de sorcellerie. Elle est morte décapitée. L’exemple le plus célèbre sur cette question reste toutefois Jeanne d’Arc. Elle a libéré une partie du pays du joug des Anglais, elle a fait sacrer Charles VII roi de France et il n’a pas levé le petit doigt pour la sauver du bûcher. Et, là non plus, ce n’est pas très étonnant. Elle l’embarrassait grandement car sa seule existence rappelait que lui, Charles VII, devait sa légitimité de roi à une femme qui entendait des voix, donc qui avait forcément pactisé avec le démon.
Ce climat de terreur et de suspicion généralisé mis en place a été particulièrement délétère et a fait remonter toutes les petites jalousies, les rivalités et les désirs de vengeance personnels et a mené à un véritable déferlement de dénonciations. On a des exemples où des enfants ont dénoncé leur mère et ont d’ailleurs parfois été condamnés au bûcher avec elle. Et cette tension entretenue par les pouvoirs religieux et publics a parfois mené à des épisodes terribles de « justice populaire » où des femmes ont été battues à mort, lynchées, pendues ou brûlées dans des bûchers improvisés par la population.
Cette escalade a été froidement pensée. Chaque sorcière arrêtée devait, à son tour, dénoncer ses complices, aidée en cela par les séances de torture.
Arrestation, prison et torture: la procédure des procès en sorcellerie
Arrestation, emprisonnement et interrogatoire des sorcières
Avant d’être torturées, les personnes dénoncées étaient arrêtées et transportées en prison dans des paniers ou des cages. Il était très important qu’elles ne touchent pas le sol, car cela rendait le maléfice de taciturnité inopérant. Qu’est que c’est que ça, encore, le maléfice de taciturnité ? C’est un pouvoir – octroyé par le diable bien sûr – qui soi-disant permettait à la personne arrêtée de ne jamais avouer ses fautes, malgré la torture.
Avant d’être conduite en prison, l’accusée était dévêtue au cas où un maléfice se serait glissé sous ses vêtements. On la rasait ensuite entièrement, toujours à cause de ce maléfice de taciturnité parce que, disait-on, le maléfice pouvait se cacher dans les cheveux ou les poils. Dans l’épisode précédent on avait vu à quel point les démonologues et autres chasseurs de sorcières étaient obsédées par la sexualité et le corps féminin. On peut en voir ici une nouvelle preuve.
Il faut se rendre compte que l’emprisonnement n’était pas juste une privation de liberté : c’était aussi des passages à tabac, la privation de nourriture et les potentiels viols des gardiens qui avaient tout pouvoir sur ces femmes qui subissaient ces épreuves dans la solitude la plus totale. On essayait de les faire pleurer parce qu’une sorcière ne pleure soi-disant jamais mais, même lorsque l’accusée pleurait, on mettait quand même en doute la sincérité de ses larmes. La prétendue sorcière emprisonnée ne devait pas restée seule au cas où le démon la visite ou qu’elle tente de se suicider mais quand une femme était retrouvée étranglée dans son cachot on disait simplement que le diable était venu reprendre sa servante.
L’accusée était interrogée bien sûr et, pour cela, les manuels d’inquisiteurs regorgeaient d’exemples de questions que les enquêteurs répétaient inlassablement. Quels sont la nature et le nombre de maléfices qu’elles ont réalisés ? Qui leur a appris ? Leur conjoint est-il au courant ? Quels sont les détails des recettes utilisées ? Sans compter les questions libidineuses sur les sabbats. Les juges qui interrogeaient la sorcière se devaient d’être très prudents : ils ne devaient ni la toucher ni être vus par elle avant qu’eux ne la voient sous peine d’être ensorcelés. C’est la raison pour laquelle le juge et ses assesseurs rentraient dans la salle où se trouvait l’accusée à reculons.
La marque du diable et autres ordalies
Une fois arrêtée, emprisonnée et ce premier interrogatoire passé, la pauvre sorcière était soumise à d’autres épreuves. On connaît différents « systèmes » mis en place pour déterminer si la prévenue était belle et bien une servante du démon. Par exemple, le corps des sorcières étant réputé être plus léger que l’air, puisqu’elles étaient capables de voler avec ou sans balai, on les plaçait sur le plateau d’une balance. Pour ce qui est de l’autre plateau, on y mettait en général une ou plusieurs bibles ou des poids. Quoi qu’il en soit, si la pauvre accusée avait le malheur de peser moins lourd que ce qu’elle semblait, c’en était fini d’elle.
On connaît d’autres épreuves, que l’on appelle des ordalies, des épreuves judiciaires. La « preuve par l’eau« , une épreuve spécifiquement créée pour confondre sorciers et sorcières, tout comme l’épreuve de la balance, est l’une des plus connues. On pensait alors que l’eau rejetait toutes celles et ceux qui avaient renoncé aux avantages du baptême, donc celles et ceux qui avaient pactisé avec le diable. Cela signifiait que le corps des sorcières ne pouvait pas couler : rejeté par l’eau, il était censé flotter. On déshabillait donc – encore – les accusées pour éviter qu’elles ne cachent des poids qui les auraient alourdies – où les auraient-elles trouvés ? –, on liait leur main droite avec la jambe gauche et inversement. Attachées au bout d’une corde, elles étaient plongées dans une rivière ou un étang. Si l’accusée allait directement au fond, elle était innocente, mais si elle flottait, elle était coupable. On lit beaucoup que, dans les deux cas, la sorcière mourrait, noyée si elle coulait, brûlée si elle flottait. En réalité, si elle allait directement au fond de l’eau, elle était censée être rapidement remontée à la surface. Est-ce qu’on parle beaucoup de sorcières noyées parce ce qu’elles étaient laissées, volontairement ou non, trop longtemps sous l’eau ? Ce n’est pas impossible.
Autre « preuve » de l’allégeance de la sorcière au démon : la marque du diable. Oui parce que, rappelons-le, il n’y a jamais eu de flagrant délit de sabbat mais il fallait bien trouver des preuves « tangibles ». Les démonologues considéraient donc que le démon marquait physiquement les sorcières qui participaient au sabbat. Réputée indélébile, cette marque permettrait au démon de reconnaître les siens. Ce pouvait être n’importe quoi : une tache, un bouton, une verrue, une simple trace sur la peau. Mais le Malin porte bien son nom : il aime à cacher cette marque dans les endroits les moins accessibles du corps. Les pauvres accusées, qui avaient été préalablement rasées, rappelez-vous, étaient donc examinées sous toutes les coutures. Dès qu’une marque potentielle était trouvée, on y enfonçait une longue aiguille. Si le point n’était pas douloureux et ne saignait pas, c’était la marque du diable. Il faut savoir que nous avons tous des points indolores sur le corps, donc il était facile de trouver une soi-disant preuve. Les enquêteurs cherchaient particulièrement dans la zone du pubis puisque sorcellerie et débauche sexuelle étaient, dans l’esprit malade des démonologues, étroitement liés. Les enquêteurs recherchaient cette marque absolument partout sur le corps ou dans le corps. Je pense que je n’ai pas besoin de préciser.
Inutile de dire que beaucoup de femmes étaient paniquées, en état de choc ou s’évanouissaient carrément. Impossible, dans ces conditions, de sentir les piqûres, ce qui les condamnaient d’autant plus.
Dans l’épisode précédent, j’avais évoqué le cas de Michée Chauderon, dernière condamnée pour sorcellerie de la région genevoise au XVIIe siècle. Les enquêteurs ont trouvé « la marque », une zone non douloureuse, sous son sein. Mais le cas de Michée est intéressant parce qu’il met en avant le rôle des médecins. On a évoqué dans l’épisode 1 les deux médecines qu’on pouvait trouver à l’époque : la médecine officielle, 100% masculine et soumise à l’Église et la médecine rurale, populaire, empirique, représentée par les guérisseurs et guérisseuses mais majoritairement féminine. On a vu que la chasse aux sorcières permettait d’éliminer cette médecine parallèle non soumise aux autorités religieuses. Mais il faut ajouter que la médecine officielle a très largement participé à ces chasses aux sorcières. La recherche de la marque du diable, par exemple, se faisait sous l’égide d’un médecin, qui participait donc de manière active au processus et, de fait, au massacre. Le procès de Michée Chauderon se tient au XVIIe siècle, au moment où les esprits ont quelque peu évolué et ou les violences commises commencent à être remises en question. Dans ce cadre, les médecins Genevoix qui ont suivi la procédure de Michée Chauderon ont refusé de statuer par deux fois concernant sa soi-disant marque du diable parce qu’ils se demandaient si ce n’était tout simplement pas un problème dermatologique(!). Qu’à cela ne tienne, les juges qui, normalement, aurait dû la relâcher, ont fait appel à d’autres médecins, issus du pays de Vaud, toujours en Suisse, une région connue pour ses très nombreux bûchers. Ils ont validé la fameuse marque, condamnant ainsi un peu plus la pauvre Michée.
Torturer les sorcières pour les faire avouer: la tristement célèbre "question"
Pour condamner les sorcières, il était obligatoire d’obtenir des aveux. Et pour cela, l’Inquisition a mis en place un véritable système de torture.
Au début, la torture était « encadrée » : un nombre fixe de séances étaient planifié – trois – et si l’accusée n’avait pas avoué au bout des trois séances, elle était relâchée. La publication des manuels d’inquisiteurs au XVe siècle et surtout du Marteau des sorcières va changer la donne puisqu’il préconise la torture jusqu’à l’aveu. Tout ce que dit l’accusée au cours de la séance est considéré comme un indice et les auteurs préconisent donc de recommencer la torture pour vérifier ces « indices ». Cela va donc très loin. On connaît le cas d’une accusée torturée 56 fois. Et quand on voit en quoi consistait la torture, c’est juste effrayant.
On pouvait par exemple forcer l’accusée à boire de l’eau jusqu’à étouffement mais la spécialité, lors des chasses aux sorcières, c’était l’utilisation d’engins ou d’accessoires. L’être humain est toujours très imaginatif quand il s’agit de faire souffrir ses semblables et les systèmes de tortures étaient très nombreux. Je ne vais pas les détailler ici, déjà parce que c’est assez terrifiant et glauque mais disons, pour résumer, qu’en général c’était à base de membres compressés, écrasés, broyés, disloqués, écartelés, arrachés etc.
Pendant la torture, l’enquêteur poursuivait ses questions. Michée Chauderon dont nous parlions à l’instant a elle-aussi été torturée au cours d’un interrogatoire de 296 questions qui lui était inlassablement répétées.
Une fois l’aveu obtenu – et vous vous doutez bien que, dans les conditions mentionnées précédemment, l’aveu était toujours obtenu – on prenait soin de faire répéter cet aveu sans torture car, une fois que la sorcière a avoué, elle doit dénoncer ses complices. Et tout comme l’aveu était forcé du fait de la torture et donc inventé, la sorcière se trouvait bien souvent contrainte de se trouver des complices quand bien même elle n’en avait pas.
Enfin, après tant de peine, venait le moment du verdict. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la mort n’était pas toujours été inévitable. Les accusées pouvaient être condamnées à des peines d’emprisonnement ou des amendes, surtout au tout début. Il y a eu des cas de sorcières innocentées. Mais, on le sait bien maintenant, les condamnations à mort ont été plus que nombreuses, notamment parce qu’on craignait que les sorciers et sorcières n’usent de leur pouvoir pour s’échapper de prison. Étaient prononcées des condamnations au bûcher bien sûr, mais aussi à la mort par pendaison ou par décapitation.
Les femmes enceintes qui étaient arrêtées, parce qu’il y en avait, n’étaient pas torturées : les enquêteurs essayaient d’obtenir des aveux d’une autre manière, du moins jusqu’à ce qu’elles accouchent. Après ça, plus rien ne les protégeaient.
Reste la question de la défense, parce que l’accusée avait bel et bien droit à une défense. Soit elle se défendait elle-même ou quelqu’un de son entourage s’en chargeait mais c’était risqué. Le juge pouvait aussi désigner un avocat mais ça restait une exception. L’avocat en question devait aussi se montrer prudent : défendre quelqu’un réputé avoir commerce avec le démon pouvait le mettre lui-même en fâcheuse posture. Le rôle de l’avocat consistait donc surtout à encourager l’accusée à avouer plus vite et se repentir pour son crime.
Ces procès pour sorcellerie ont marqué durablement le droit et ont fait évoluer le système judiciaire. Le droit était en grande majorité coutumier, c’est-à-dire qu’il suivait la coutume et n’était pas écrit, du moins en grande partie. Les procès en sorcellerie vont notamment permettre de faire inscrire les notions récurrentes de renvoi, d’appel, de délai et de grâce noir sur blanc.
Mais c’est cher payé.
La fin des chasses aux sorcières
Des voix discordantes
Quelques voix discordantes se sont bien élevées contre ces massacres, mais elles n’ont pas été très nombreuses. On cite souvent Jean Wier, un médecin rhénan qui a vécu au XVIe siècle. Il était l’élève de Cornélius Aggripa, enseignant, médecin, alchimiste et avocat à ses heures qui a défendu une sorcière à Metz et a dû s’enfuir pour ne pas brûler avec elle. Jean Wier, lui, lutte plutôt contre l’opinion publique unanime dans ses écrits où il clame qu’il vaut mieux pardonner dix coupables que de brûler un innocent. Il dénonce l’ignorance des prêtres et affirme que les crimes des femmes réputées sorcières sont dus aux humeurs qui influenceraient leurs rêves. La théorie des humeurs était la théorie sur laquelle était fondée la médecine officielle de l’époque. Pour lui, les sabbats et autres chevauchées fantastiques étaient imaginaires, un imaginaire déréglé par une cause médicale donc. Il a également dénoncé tous ceux qui se faisaient de l’argent dans le cadre des procédures judiciaires. Que ce soit ceux qui soudoyaient des gens en les menaçant de les dénoncer, ceux qui prenaient de l’argent en échange de la promesse d’adoucir la torture ou ceux qui proposaient aux condamnées, moyennant argent sonnant et trébuchant, de les faire étrangler avant de les livrer au bûcher pour que la mort soit plus rapide.
Certes, Jean Wier a dénoncé tout ça, mais il faut relativiser. Il n’a jamais contredit la thèse de l’influence démoniaque sur les femmes et considérait la sorcellerie comme un crime essentiellement féminin.
Parmi les voix discordantes, on peut citer celle de Friedrich Spee von Langenfeld. On est alors au XVIIe siècle. Friedrich Spee von Langenfeld était un jésuite allemand, qui, dans le cadre de ses activités religieuses, a secondé les dominicains dans la lutte contre la sorcellerie. Son ordre religieux a eu un rôle très actif et a fortement poussé les tribunaux civils à prononcer des peines de mort. Friedrich, lui, a dénoncé ces pratiques. Il dit avoir accompagné près de 200 sorciers et sorcières à la mort, alors qu’il était convaincu de leur innocence. Dans un ouvrage qu’il publie en 1631 il condamne le système inquisitorial et dit, très justement : « Si nous n’avons pas tous avoués être sorciers, c’est que nous n’avons pas tous été torturés« . Le théologien et philosophe français Nicolas Malebranche le suivra dans cette voie.
Au XVIIIe siècle – parce que, oui, il y avait encore des procès pour sorcellerie au XVIIIe siècle – on voit les prisons se vider petit à petit. De plus en plus de voix s’élèvent, notamment parmi les philosophes, pour dénoncer la barbarie et la perversité des procédés et la stupidité des prétendues preuves. Toutefois, les voix s’élèvent contre le système en général mais jamais contre la stigmatisation de la femme.
Quand s'éteignent les bûchers: la fin des chasses aux sorcières
Mais alors, comment se sont éteint les bûchers ?
On sait qu’au XVIIIe siècle, il y a toujours des procès pour sorcellerie et toujours des exécutions mais celles-ci étaient de moins en moins nombreuses. Il y a plusieurs raisons à ça. Tout d’abord, on a une montée du rationalisme notamment grâce aux philosophes et plus globalement chez les intellectuels. On croit de moins en moins au sorcières, elles commencent à redevenir ce qu’elles étaient avant ces épisodes sanglants : une superstition.
Il faut dire qu’il y a eu beaucoup d’affaires de possession au XVIIe siècle assez excessives qui ont aussi amené à une forme de remise en question, du moins dans les pays dits philosophiques. Ce n’est pas le cas par exemple du Portugal, de la Pologne et des États-Unis. Et puis, il y a toujours une forme de classisme. Dans l’épisode 1, on a vu que la problématique de classe sociale jouait sur le risque d’accusation et d’arrestation puisque c’était en grande majorité des personnes pauvres qui étaient arrêtées, des personnes qui n’étaient pas armées intellectuellement pour faire face à leurs juges qui, eux, étaient issus de l’élite culturelle qu’elle soit religieuse ou laïque. Il semblerait que le phénomène ait également joué sur l’arrêt des procédures puisqu’elles ont progressivement cessé quand elles ont commencé à toucher les classes supérieures…
En France, Colbert met officiellement fin à la traque des sorcières en 1672 en interdisant aux tribunaux d’instruire toute affaire de sorcellerie. Toutefois, l’affaire des poisons qui s’est déroulée juste après et dans laquelle il y a eu des condamnations à mort montre bien que ça a pris du temps. Les sorcières existent toujours et leur cas est toujours pris au sérieux mais les peines sont de moins en moins sévères. Sorcières et empoisonneuses sont d’ailleurs très largement confondues.
Mais les sorcières, qui ne sont finalement que des reflets de la façon dont la société voit certains de ses membres, et particulièrement les femmes, ont-elles vraiment disparu ensuite ? Finalement, la figure de l’hystérique avec ces femmes dites aliénées de la Salpêtrière, enfermées contre leur gré dans le service psychiatrique du docteur Charcot au XIXe siècle, n’est-elle pas un autre visage de la sorcière ?
Ça, c’est une autre histoire.
Chasses aux sorcières: les raisons d'un massacre
Maintenant qu’on a vu le contexte, l’historique et le détail de ces chasses aux sorcières, on peut se poser la question des raisons d’un tel bain de sang, même si le contexte nous avait déjà donné quelques pistes.
A posteriori, de telles flambées de violence sont difficilement justifiables. Il est assez aberrant de constater qu’à ces époques de grandes découvertes, de renaissance de la philosophie et de questionnement sur le monde – entre le XVe siècle et le XVIIIe siècle – on ait brûlé des gens à tour de bras pour des raisons qui nous paraissent aujourd’hui complètement farfelues.
Éradiquer les croyances populaires: l'Église et la magie rurale
Démontrer la puissance de l'Église
On a vu dans l’épisode 1 qu’au XVe siècle, l’Église – en tant qu’institution et en tant que pouvoir – était en grandes difficultés. Les procès en sorcellerie, majoritairement par la peur qu’ils ont créée, ont participé à réaffirmer de manière autoritaire la puissance de l’Église mais aussi celle de l’État puisque, on l’a vu, les dirigeants en ont aussi bien profité.
Dans l’épisode précédent, j’avais évoqué le fait que c’était aussi pour l’Église une occasion de se débarrasser des croyances païennes qui subsistaient, notamment dans les campagnes, en parallèle des rites chrétiens. L’Église avait en effet parfaitement conscience que la christianisation d’une partie de la population n’était que partielle. Les habitants des campagnes suivaient bien les rites chrétiens, ils allaient à la messe, faisaient baptiser leurs enfants etc. Mais ça ne les empêchaient pas de conserver les anciennes croyances, notamment des cultes rendus à des fontaines, des arbres, des grottes, réputés pour leurs capacités à guérir par exemple.
L’exemple de Jeanne d’Arc est d’ailleurs tout à fait intéressant sur ce point. Sur le chemin qui reliait le village natal de Jeanne, Domrémy, au coteau dit de Bois-Chenu se trouvait une ancienne fontaine à laquelle on continuait de vouer un culte traditionnel bien plus ancien que l’avènement du Christianisme. Comme souvent pour ces lieux de rites anciens, un arbre poussait juste à côté, un hêtre qu’on appelait « le beau mai » ce qui laisse envisager un lien avec la fête de Beltaine, une très ancienne célébration lors de laquelle on faisait un pèlerinage près des eaux guérisseuses. Cette fontaine était toujours fréquentée par les gens du village qui lui prêtaient des vertus médicinales. Cette coutume va porter préjudice à Jeanne d’Arc puisque, lors de son procès, l’un de ses accusateurs soulignera qu’étant enfant, Jeanne a fréquenté « la source maléfice près de l’arbre aux fées » comme ils l’appellent et que ce serait là que les sorcières lui aurait transmis le message de Satan.
L’Église avait donc à cœur de se débarrasser de ces anciennes croyances, d’éradiquer la magie dans les campagnes. Rien de tel pour ça que de les diaboliser et d’éliminer ensuite toute personne qui s’y réfèrerait que ce soit pour soigner, pour envouter ou pour tout autre chose.
Le sabbat païen
L’invention du sabbat est d’ailleurs assez intéressante parce que les chercheurs ont remarqué que l’assemblée du diable reprenait un certain nombre de détails en lien avec les anciennes croyances, comme une sorte de réminiscence de cultes anciens de la fertilité mais en version débauchée. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si les démonologues situaient le sabbat diabolique près d’un menhir c’est-à-dire sur le site d’un ancien culte païen. Cela a peut-être aussi à voir avec les rassemblements des gens du peuple entre eux, loin du regard de l’Église qui n’aime pas que ses ouailles se rassemblent ailleurs que dans sa chapelle.
D’ailleurs, une des théories serait que le mot « sabbat » viendrait du mot « sabbasie », une cérémonie religieuse lors de laquelle on adorait Bacchus, le dieu du vin auquel on faisait des sacrifices. Oui parce que rappelons que la sorcellerie est un phénomène universel aussi ancien que le monde. On le trouve chez les grecs, les romains, dans la culture juive aussi, etc.
C’est le dogme de l’Église qui a transformé petit à petit ces croyances anciennes en superstitions. La déesse Diane est ainsi devenue celle qui conduit les femmes au sabbat. De la même manière, l’Église a transformé le mythe indo-européen de la « chasse sauvage« . Ce mythe, très connu et que l’on retrouve en Europe de Nord, en France, en Italie notamment, raconte comment des troupes de revenants armés déferlaient sur le monde. Il servait notamment à expliquer les phénomènes atmosphériques et faisait partie du culte des ancêtres. L’Église a violemment combattu cette croyance pour la transformer en cortège d’âmes errantes venues du Purgatoire. L’Église s’est également servi de démons issus de la mythologie grecque comme les Lamies ou les Stryges dont on racontait qu’elles mangeaient les enfants, un peu comme les sorcières qui les tuent pour leur cuisine diabolique.
Les aveux des personnes réputées sorcières obtenus sous la torture n’ont évidemment aucune valeur juridique mais ils mettent en évidence les croyances populaires que les chercheurs et chercheuses ont assimilé à une forme de vestige de chamanisme. Cette pratique était effectivement répandue dans toute l’Europe et une partie de l’Asie, notamment en ce qui concerne les croyances liées à la nuit – car rappelons que les sorcières sont des créatures nocturnes.
Pour éradiquer ces croyances, l’Église les a donc transformées en doctrine satanique, changeant toute personne qui pratiquait les anciens rites en sorcier et sorcière, ce qui explique que les guérisseurs et guérisseuses étaient au premier plan, car ils et elles contribuaient à perpétuer ces rites.
D’ailleurs, tout au long des interrogatoires repris sans cesse, les juges et les enquêteurs se sont montré fort zélés pour faire avouer aux accusées le seul crime qu’elles aient jamais commis : être restées attachées à leurs croyances populaires.
La sorcellerie rurale: l'exemple des Benandanti en Italie
S’il y a un exemple qui montre bien la problématique des rites anciens qu’on a essayé d’éradiquer, c’est celui des Benandanti. On trouvait les Benandanti dans la province du Frioul, à l’extrême Nord-Est de l’Italie. Leurs membres avaient la particularité d’être nés coiffés, c’est-à-dire avec la poche amniotique sur la tête, ou d’avoir certaines particularités physiques. Les femmes Benandanti étaient réputées pouvoir parler aux morts. Mais l’activité principale des Benandanti, c’était le sabbat, qui se déroulait aux quatre temps, c’est-à-dire aux changements de saison.
Ce sabbat consistait en une bataille avec les mauvais esprits mais, dans une sorte de rêve. Les membres du groupe disaient tomber dans une sorte d’extase et quitter leur corps avant de se réunir pour aller combattre ces esprits, armés de branches de sorgho, le sorgho qui était utilisé – hasard incroyable – pour fabriquer les balais. Cette bataille était très importante puisque l’identité des vainqueurs assuraient ou non, la prospérité des récoltes.
Les chercheurs et chercheuses ont fait le lien entre les Benandanti et les chamans de Sibérie. Par ailleurs, cette tradition de sabbat à chaque changement de saison correspond à des rites d’assemblées connus dans toute l’Europe depuis les premières sociétés pastorales.
Bref, qu’est-il arrivé à ces Benandanti entre le XVIe et le XVIIe siècle, la période qui nous intéresse ? Dans un premier temps, les juges ont plutôt été indulgents avec ces paysans qui, au final, ne faisaient absolument aucun mal et pensaient être des combattants du bien. Mais, petit à petit, les scènes de bataille nocturne ont été amalgamées avec les scènes de sabbat diabolique et l’Église a utilisé la figure du diable pour culpabiliser les paysans et supprimer ces croyances locales. Les Benandanti ont fini par être poursuivis par l’Inquisition, comme tous les autres, car peu importe si l’on fait le bien, il faut le faire sous la bannière de Dieu uniquement. Malgré tout, on remarque que les condamnations étaient plus légères là-bas qu’ailleurs. Ça donne en tous cas un bon exemple de la façon dont les anciens rites collectifs ont été transformés pour être mieux combattus.
La théorie du complot
Certes, l’Église souhaitait supprimer ces anciennes coutumes et croyances mais certains chercheurs et chercheuses ont mis en avant une problématique bien plus large en rapport à ces chasses aux sorcières et notamment une forme de théorie du complot, développée par le philosophe français Jacob Rogozinski. Selon lui, les sorcières font partie d’un imaginaire de complot bien plus vaste et plus ancien qu’elles.
Et effectivement au cours du Moyen Âge on assiste à la dénonciation de groupes entiers comme les Templiers, accusés de former une société secrète, comme les Vaudois, accusés de pratiques sataniques et persécutés par l’Inquisition ou comme les lépreux qui ont été soudainement accusés par la rumeur, en 1320, d’empoisonner les puits dans le cadre d’un complot fomenté avec les Juifs pour s’emparer du pouvoir. Dans ce dernier cas, cela aboutira au massacre de près des trois quarts des lépreux et de nombreux juifs en quelques semaines seulement. Et la théorie du complot juif, que les historiens modernes connaissent bien puisqu’elle a servi de terreau à la montée du nazisme, est réapparu lors de la Grande Peste du XIVe siècle, puisque les Juifs en ont été considérés responsables, ce qui a amené à de nouveaux massacres.
Fait intéressant, les chercheurs et chercheuses ont mis en avant le fait qu’au moment où la violence des chasses aux sorcières se déchaîne, il n’y a presque plus de Juifs en Europe, du fait d’une part de nouveaux pogroms et d’autre part de la fuite des survivants. Pour le dire assez grossièrement, comme le pouvoir et la population ne pouvaient plus s’en prendre aux Juifs puisqu’il n’y en avait alors presque plus, ils ont tout simplement cherché un autre bouc émissaire.
La corrélation ne s’arrête d’ailleurs pas là. Si, au début, les sorcières n’ont pas de caractéristique physique ou vestimentaire particulière, on commence à les voir coiffées de chapeaux coniques à la fin du Moyen Âge. Or, depuis le XIIIe siècle, les Juifs étaient obligés de porter un chapeau conique pour se distinguer du reste de la population. Les sorcières ont donc hérité de cet attribut.Et le fait que la sorcière aient, petit à petit, été représentée avec un nez crochu n’est sans doute un hasard non plus. La représentation caricaturale et profondément antisémite des Juifs avec ce même nez depuis le XIIe siècle a sans doute servi de modèle.
Cela tend à montrer que ce complot, quel qu’il soit, demeure mais que les responsables supposés changent selon le contexte géopolitique. Dans le cas des sorcières, on est sur un complot d’ordre diabolique visant à détruire l’Église.
D’ailleurs, certains écrits contemporains de cette époque vont dans ce sens. Par exemple, Jean Bodin (1530-1596), un intellectuel français du XVIe siècle assure dans son livre La Démonomanie des sorciers (1581) que les sorciers et sorcières sont infiltrés partout : dans la magistrature, à la cour et même dans les rangs de Église. Pour lui, même le roi de France et l’Empereur d’Allemagne font partie du complot. Et, à vrai dire, les persécutions auraient doute été encore pire si les cours de justices étaient allées dans son sens. Le complotisme a, de tout temps, donné lieu aux plus grandes exterminations de l’Histoire. Les sociétés s’entêtent à désigner des boucs-émissaires censés être responsables de leurs malheurs, quand bien même c’est irrationnel. À chaque fois, le schéma est le même : une hostilité obsessionnelle envers un groupe de gens – ici les sorciers et sorcières –, un recours à la violence justifié par une soi-disant légitime défense – ici pour se protéger du diable – et cela se finit invariablement dans un bain de sang.
Les chasses aux sorcière du Moyen Âge à nos jours
Chasses aux sorcières et Moyen Âge
Avant de refermer ce double épisode assez dense, je voudrais revenir sur un des clichés des chasses aux sorcières qui voudrait qu’elles se soient déroulées au Moyen Âge. Je pense qu’après avoir écouté les deux épisodes, vous pouvez vous-même répondre que non, pas vraiment.
Je rappelle que le Moyen Âge est une très longue période de dix siècles : du Ve au XVe siècle durant laquelle on a déjà des condamnations pour sorcellerie, mais en petit nombre et avec des peines bien plus légères. On a beaucoup parlé du XVe siècle, donc l’extrême fin du Moyen Âge, parce que c’est à ce moment-là qu’on a commencé à voir fleurir çà et là les premiers procès. Mais on ne peut pas parler de « chasse ». C’est certes au XVe siècle que se met en place le système judiciaire qui va, petit à petit, broyer les accusé.es mais c’est bien au XVIe, à la Renaissance donc, qu’on va assister à ces déchaînements de violence qui vont continuer aux XVIIe et XVIIIe siècle et que l’on peut vraiment appeler des « chasses aux sorcières ».
Mais pourquoi associe-t-on chasses aux sorcières et Moyen Âge, alors ? Ça vient d’une erreur commise de bonne foi par l’historien Jules Michelet qui, pour travailler sur le sujet, s’est appuyé entre autres sur « L’histoire de l’Inquisition en France, un ouvrage d’Étienne-Léon de Lamothe-Langon (1786-1964), publié en 1829. Ce pseudo chercheur y affirme avoir étudié des archives du diocèse de Toulouse jamais exploitées et qu’il y aurait trouvé la toute première mention du sabbat en 1330. C’est le XIVe siècle, on est bien au Moyen Âge, certes tardif, mais Moyen Âge quand même. Ce n’est qu’en 1970 que d’autres chercheurs vont découvrir que les fameuses archives ont été fabriquées par Lamothe-Langon qui, à défaut d’être bon chercheur était un bon faussaire. Le problème c’est que, d’une part, la renommée de Jules Michelet va amener d’autres scientifiques à s’appuyer sur ses recherches, ce qui va permettre à cette fausse idée de se diffuser largement et, d’autre part, il n’est pas le seul historien à s’être servi, en toute bonne foi, de ces fausses archives. Cela a contribué à ancrer l’idée que les sabbats étaient nés au Moyen Âge et que les chasses aux sorcières s’étaient déroulées à cette période.
Des excuses 400 ans plus (trop?) tard
Aujourd’hui, on voit des sorcières absolument partout et, pour tout vous dire, moi-même, qui suis illustratrice, j’adore en dessiner, c’est mon sujet favori. L’image de la sorcière a beaucoup évolué, notamment du fait de la pop culture qui a joué tantôt sur le côté langoureux et charnel présupposé des sorcières, tantôt sur les pouvoirs qu’on leurs attribuait, souvent sur les deux, mais aussi du fait du féminisme qui a récupéré en quelque sorte la sorcière comme symbole féminin de la lutte contre le patriarcat.
Et c’est, je pense, ce deuxième aspect, qui va de pair avec une reconnaissance croissante des violences faites aux femmes, qui amènent certains pays à faire leur examen de conscience. C’est notamment le cas de l’Écosse qui a entamé un travail de mémoire et de réhabilitation. L’Écosse a cela de particulier que le nombre de procès pour sorcellerie y a été quatre fois plus élevé que la moyenne européenne, pour 84% de femmes condamnées. Son propre roi, Jacques VI, y a personnellement contribué en voulant jouer en personne au démonologue.
La question de la réhabilitation des sorcières a été prise très au sérieux en Écosse : des livres, des conférences y ont été consacrées, des rues portent le nom de femmes condamnées. Une pétition est devenue un projet de loi d’amnistie posthume et en 2022, Nicola Sturgeon, la première ministre d’Écosse, a présenté des excuses nationales et demandé pardon pour « »cette injustice historique effarante ».
On avance.
En conclusion sur les chasses aux sorcières
J’avais évoqué quelques chiffres au début de l’épisode 1 concernant le bilan humain de ces chasses aux sorcières. Le problème est que ce sont des crimes presque sans preuve. Beaucoup de comptes rendus de procédures ont été brûlés avec les accusé.es et les seules sources dont les chercheurs et les chercheuses disposent sont issues des accusateurs eux-mêmes. Le bilan humain est donc aujourd’hui toujours discuté mais jamais arrêté. On estime à un peu moins de 100 000 le nombre de victimes dont 85% de femmes. Ces chiffres ne prennent pas en compte celles qui sont mortes lynchées ou en prison que ce soit suite à la torture ou suite à leurs conditions de détention, ni celles qui se sont suicidées. De même, toutes les victimes ne sont pas mortes : combien de femmes ont été répudiées, chassées et combien de familles ruinées ?
Parler des chasses aux sorcières c’est aussi parler de la marginalité car ce sont souvent des marginaux, au sens propre comme au figuré, qui en ont été les premières victimes comme Michée Chauderon, étrangère, qui habitait en marge de son village : à son exclusion sociale répondait son exclusion géographique, une particularité qu’on retrouve souvent dans le profil des sorcières.
Enfin, même s’ils ne sont pas le centre de ces épisodes, oui il a bien eu des hommes qui sont morts dans les procès de sorcellerie, que ce soit en tant que sorciers ou en tant que complices de sorcières ou membres de la famille de l’accusée etc. En fait ça dépend souvent des endroits et des époques : dans certaines régions, il n’y a que des femmes de condamnées, à d’autres endroits que des hommes. Toutefois, on estime à 20% la part d’hommes sur les bancs des accusés des procès de sorcellerie et 15% la part d’hommes condamnés à mort : c’est la raison pour laquelle j’ai focalisé ces deux épisodes sur les femmes parce qu’il s’agit d’un véritable système judicaire mis en place majoritairement pour cibler les femmes.
Beaucoup d’historiens et d’intellectuels ont délibérément mis de côté la misogynie assumée de ces crimes, d’une part parce que les seules traces qu’on en a sont celles laissées par les accusateurs mais aussi clairement par une sorte de condescendance. Par exemple, Voltaire disait, à propos de ces procès « Seule l’action de la philosophie a guéri de cette abominable chimère et a appris aux hommes qu’il ne faut pas brûler les imbéciles« . Au lieu de considérer les sorcières comme imbéciles, peut-être aurait-il été judicieux de se demander si les imbéciles n’étaient pas de l’autre côté de l’instrument de torture. Pire, on a même parfois blâmé les victimes des procès de sorcellerie, leur reprochant de se placer en bouc émissaire ou en appuyant sur le mauvais caractère des accusées.
Non, vous ne rêvez pas.
Au-delà du simple fait historique, il parait important de prêter attention aux échos de ces évènements dans notre propre époque. Blâmer les femmes victimes de la violence des hommes, utiliser la peur pour retourner une population contre des boucs émissaires… Toute ressemblance avec des faits de notre histoire moderne n’est définitivement pas fortuite.
Crédits:
Voix off de l’épisode (dans l’ordre):
- Agent Dagguy
- AK Dallas
- Causmicbeast
Musiques utilisées dans l’épisode:
- Renaissance, epic orchestral cinematic (Soundbay)
- Mozart – Eine kleine Nachtmusik – Serenade n°13 (Gregor Quendel)
- Sports music rock opening-puncher (Nick Valerson)
- Sinister cathedral (Asher Fulero)
- Music bedrohlich OTH (Amberg Weiden)
- Tense atmosphere with haunting soundscapes (Universfield)
- Dramatic atmosphere with piano and violin – short version (Universfield)
- All the regrets (Loik Bredolese)
- Dark thriller castle atmo orchestral (Szegvaria)
- Dark drone
- Caves of dawn (Guilherme William)
- A baroque letter (Aaron Kenny)
- Renaissance, epic orchestral cinematic (Soundbay)
- Medieval ambiant (Vlad Bakutov)
- The mystic cluster (Samuel F. Johanns)
- Sonora (Quincas Moreira)
- The historical calm documentary (Dimitrii Kolesnikov)
- Clock tower (DSTechnician)
- Bittersweet eerie horror vocals – the siren (Alesia Davina)
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2 commentaires
Tournesol
Toujours très bien fait.je l’ai trouvé plus spontané, moins « scolaire » que le premier,.Ce n’en était que plus plaisant.
Je crois que la théorie du bouc émissaire se tient dans une religion ou l’on pense que dieu récompense le bien et punit le mal : si ce n’est pas le cas, c’est que le diable a fait son œuvre…
CécileAutrice
Merci beaucoup! Oui j’espère que le ton sera de plus en plus naturel avec le temps!
Je suis assez d’accord avec votre vision de la théorie du bouc émissaire, même si, en l’occurrence, Dieu n’est souvent qu’un prétexte aux déferlements de haine.