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« Il n’y a rien d’étonnant à ce que, parmi les sorciers, il y ait plus de femmes que d’hommes. Et, en conséquence, on appelle cette hérésie non des sorciers mais des “sorcières” car le nom se prend du plus important. Béni soit le Très-Haut qui jusqu’à présent préserve le sexe mâle d’un pareil fléau. »
« La perfidie [de sorcellerie] se trouve plus souvent chez les femmes que chez les hommes […]: parce qu’elles sont déficientes dans leur force d’âme et de corps, il n’est pas étonnant qu’elles soient davantage à ensorceler ceux qu’elles détestent. »
Ces paroles pour le moins misogynes, sont issues du tristement célèbre Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières), un livre qui a très largement contribué à la mise à mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes dont une très large majorité de femmes. Pendant près de trois siècles, de la moitié du XVème siècle jusqu’au XVIIIème siècle, lorsque les bûchers sont allumés, 8 fois sur 10, ce sont des femmes qui y brûlent dans ce qui est devenu le plus grand féminicide de l’Histoire occidentale.
Avant de commencer on va donner un cadre géographique et historique à notre sujet. On va majoritairement parler de trois siècles : le XVème siècle – c’est-à-dire la fin du Moyen Âge –, le XVIe siècle – c’est-à-à-dire la Renaissance – et le XVIIe siècle. On va surtout se concentrer sur la France mais, globalement, mon propos sera valable pour les pays environnants, que ce soit la Suisse, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Écosse etc., en gardant aussi à l’esprit que le territoire français n’avait rien à voir avec l’hexagone qu’on connaît aujourd’hui.
Cela étant dit, parlons chiffres.
Aujourd’hui encore, malgré les recherches, il est difficile de connaître le nombre exact de victimes des chasses aux sorcières. On sait néanmoins que la majorité d’entre elles a été exécutée lors de deux pics meurtriers : le premier entre 1480 et 1520, le second entre 1580 et 1640.
Rien que pour ce second pic, les chercheurs ont repéré près de 110 000 procès dans les archives pour au moins 65 000 personnes tuées. Dans certaines villes allemandes, on a comptabilisé près de 600 bûchers annuels pendant les pires années.
Parmi les victimes de ces massacres, depuis le début, jusqu’au dernier bûcher, on estime que 80% des accusés et 85% des condamnés étaient des femmes. Certains villages ont d’ailleurs brûlé presque toutes leurs habitantes. Par exemple, entre 1587 et 1593, une des campagnes les plus féroces a eu lieu autour de Trèves, en Allemagne : dans deux villages, une seule femme sera laissée vivante. Dans certaines villes, on comptabilise près de 900 personnes exécutées en 8 ans.
Mais qu’est ce qui s’est passé pour qu’on en arrive à une folie meurtrière pareille ?
À l'origine des chasses aux sorcières : la crise politique, et religieuse de la fin du Moyen Âge
Le Grand Schisme d’Occident
Rappelons d’abord que durant le Moyen Âge, la vie de la population entière était régie par la religion catholique par le biais du pape. Or, l’Église en tant qu’institution a connu de graves crises d’autorité tout au long des derniers siècles du Moyen Âge, tout d’abord entre le Xème et le XIème siècle avec les nombreux mouvements qualifiés d’hérétiques comme les vaudois, les albigeois ou les célèbres cathares dont la seule existence était une énorme épine dans le pied chrétien.
En 1378, l’Église connaît sa crise la plus grave qu’on a appelé le Grand Schisme. Le gouvernement de l’Église a fui Rome en 1309 parce que c’était trop dangereux. Tout ce petit monde est resté en France, à Avignon, avant de finalement rentrer à Rome, 67 ans plus tard. Un nouveau pape est alors élu : il est italien et ça ne plaît pas aux prélats de la mouvance française qui voulaient un pape français et retourner à Avignon. Résultat : ils quittent Rome, retournent effectivement à Avignon et élisent un nouveau pape. Et pendant 40 ans, l’Europe catholique va avoir deux papes à sa tête, voire même trois pendant un temps (ils ont voulu en élire un troisième pour régler le problème mais les deux autres ont refusé de se soumettre). Bref, quand le problème est finalement réglé, en 1417, l’Église est affaiblie et autant vous dire que l’autorité du pape et, de fait, celle des différents ordres religieux et institutions religieuses en a pris un coup. Et c’est sur ce terrain fort propice qu’a germé la Réforme
La Réforme protestante
À la fin du Grand Schisme, on est 1417. Pile un siècle plus tard, en 1517, paraissent les 95 thèses de Martin Luther dans lesquelles ce religieux dénonce notamment le scandale du commerce des indulgences et la vénalité d’un clergé qui se vautre dans un luxe indécent. Mais savez-vous ce que sont les indulgences ? Lorsque, au cours de votre vie, vous aviez commis des péchés, vous étiez condamné à passer un certain temps dans le Purgatoire après votre mort, avant d’avoir accès au Paradis. Mais on pouvait raccourcir ce temps en faisant un pèlerinage par exemple, des prières ou des dons en argent sonnant et trébuchant et c’est ça qui a donné lieu à un véritable commerce, dénoncé donc par Luther. Cette dénonciation n’est pas nouvelle mais elle va avoir un écho très important vu le contexte, d’autant que les indulgences servaient notamment à organiser les croisades et qu’à cette époque, les différents papes qui se sont succédés ont bien essayé d’en organiser une mais ils n’y sont jamais arrivés. Donc on demandait de l’argent à la population pour faire une croisade sans jamais en organiser une.
La parution du livre de Luther va marquer le début de la Réforme protestante – donc la naissance du Protestantisme – et fragilisé un peu plus l’Église catholique, d’autant que nous sommes à la Renaissance et que de nouveaux courants de pensée, plus éloignés du pur religieux chrétien, commencent à naître.
La prise de Constantinople
Cerise sur le gâteau, en 1453, les Ottomans (les Turcs musulmans) prennent Constantinople : c’est la fin de l’Empire romain d’Occident et la sphère d’influence chrétienne est soudainement gravement amputée. Des villes italiennes – non loin de Rome donc – se retrouvent menacées d’invasion et l’idéal de croisade de la papauté en prend de nouveau un sacré coup.
Sale temps pour l’Église.
Entre survivances des cultes païens et vie rurale difficile : le terreau pour la chasse aux sorcières
Et pour le peuple, ça se passait comment à cette époque ? Eh bien, la vie était particulièrement dure, entre les disettes, les famines, les guerres incessantes (au XVe siècle on sort de la guerre de 100 ans et au XVIe siècle on est englués dans les guerres d’Italie), les maladies comme la lèpre par exemple et le retour régulier d’épidémies comme la peste.
En cette toute fin de Moyen Âge et début de Renaissance, on a donc d’un côté des populations durement touchées et aisément terrorisées par un contexte difficile et qui ont perdu confiance en l’Église et de l’autre une autorité religieuse catholique très ébranlée et qui cherche à reprendre la main sur ces populations.
Et pour retrouver cette autorité, rien de tel que d’avoir ennemi commun : en l’occurrence, ici ce sera les forces diaboliques. Cela a plusieurs « avantages ». Cela permet d’une part de donner aux populations une explication à leur problème : si la famille meurt dans une épidémie, si la récolte est mauvaise, si le bétail meurt : c’est du fait des forces du mal. La population aura donc besoin de la religion pour régler le problème, la seule capable de gérer ce genre de problème. D’autre part, cela permet à l’Église de régler un autre de ses soucis : la survivance d’anciens cultes dans les campagnes qui se mêlent parfois intimement au culte chrétien. Il était très courant à cette époque de participer à des processions de saints et de saintes tout en allant visiter le cours d’eau d’à côté dont les vertus magiques (et non chrétiennes) étaient célébrées depuis la nuit des temps. Il faut préciser qu’à cette époque, la « magie » faisait partie du quotidien des gens, que ce soit dans le folklore ou dans les pratiques, comme celle que je viens de mentionner. Et ça, l’Église n’aime pas du tout. Les femmes sont particulièrement importantes dans la transmission de ces anciens rites, ce sont elles, le plus souvent, qui connaissent par exemple les plantes qui soignent et qui guérissent en outrepassant l’autorité du prêtre.
Dans un contexte fortement instable, avec une population éreintée par les épreuves et enclines à croire à la magie parce qu’elle fait partie de ses croyances quotidiennes, il n’a pas été très difficile de faire croire au plus grand nombre que cette magie était l’œuvre de forces démoniaques. D’autant que cela faisait plusieurs siècles que cette croyance aux formes du mal, qui prend racine dans la lutte contre les hérésies n’a fait que croître, entretenues par l’Église.
Des templiers aux sorcières : les hérésies
De l’hérésie collective…
Pendant la grande majorité du Moyen Âge, on s’inquiète finalement assez peu de la sorcellerie. L’Église – autrement dit la papauté – était beaucoup plus préoccupée par les hérésies dont on a parlé précédemment. D’ailleurs, la tristement célèbre Inquisition, qu’on attache souvent à la chasse aux sorcières, a été créée pour lutter contre les hérésies. Pour le reste, sur le sujet, l’Église se réfère à saint Augustin qui considérait certes qu’il pouvait y avoir un pacte entre et les humains et le Diable mais qui estimait que les démons étaient surtout capables de produire dans l’esprit des visions imaginaires destinées à tromper les gens. Cela signifie que les prétendu.es adeptes du Diable n’étaient pas vraiment coupables mais plutôt victimes d’illusion, ce qui explique que, finalement l’Église ne les embêtait pas trop.
Par ailleurs, jusqu’au XIIIe siècle, au sein de la population, la frontière entre le mal et le bien n’est forcément très claire. Alors que les penseurs chrétiens commencent à surévaluer la puissance du Diable, la population, elle, continuait à rire de lui notamment.
Entre le XIIe et le XIIe siècle, le vent commence à tourner. La place du Diable va grandissante chez les théologiens et autres membres de l’Église : les démons qui peuplaient l’imaginaire chrétien se réduit au diable lui-même qui, petit à petit, devient le rival de Dieu. Mais pour mener son ennemi à la ruine, le diable a besoin d’agents qui travaillent pour lui. Et c’est à ce moment-là que l’Église va beaucoup plus s’intéresser à celles et ceux qu’elle nomme sorciers et sorcières.
Cette mutation va s’opérer tout le long du XIIIe siècle : en 1260, le pape Alexandre IV fait publier une bulle – une sorte de lettre solennelle que la chrétienté est censée suivre – qui fait la distinction entre les sortilèges simples qui sont des crimes laissés au juges laïques et les sortilèges mêlés d’hérésie, qui dépendent de l’Inquisition. Autant vous dire que, même pour les Inquisiteurs, ça a été compliqué de faire la distinction entre les deux, en tous cas dans un premier temps. Ils étaient, de toutes façons invités à se concentrer sur la véritable hérésie, celle que l’on pratiquait alors en groupe.
… jusqu’à l’hérésie individuelle
Le XIIIe siècle marque un tournant aussi parce que l’influence de saint Augustin s’efface peu à peu face à celle de Saint Thomas d’Aquin qui a des idées beaucoup plus radicales sur la question de la sorcellerie et qui va beaucoup marquer la réflexion des penseurs du XVe siècle. Chez lui, l’omnipotence du diable tourne à l’obsession, il lui attribue toutes les facultés qui seront par la suite reprochées à ses « agents » (les sorciers et sorcières) comme le fait de se déplacer dans les airs, prédire l’avenir et sonder le passé. À noter que, même si on considérait les pratiques des sorciers et sorcières et autres guérisseurs comme des superstitions, elles étaient condamnées par Saint Thomas d’Aquin comme des vices contraires à la foi chrétienne. Il décrit un monde diabolique dont les responsables sont, pêle-mêle, les infidèles, les hérétiques et les sorciers. Hérésie et sorcellerie commencent déjà à se mêler.
Le XIIIe siècle marque également le développement de la prédication : des religieux enseignent au plus grand nombre des choses de la religion catholique, avec des messages qui exacerbent les péchés, le but étant de pousser les populations à la confession (la confession étant un des sacrements les plus importants de la religion catholique). Tout cela dans un monde où les démons ont maintenant envahi la vie quotidienne de la population.
Un basculement important se produit au moment du procès des Templiers, c’est-à-dire au tout début du XIVe siècle. Car, même si le procès des Templiers est avant tout un règlement de compte politique, il n’empêche que Philippe le Bel, roi de France, a fait tomber ce puissant ordre religieux grâce à des accusations d’hérésie et de sorcellerie. Tout comme pour les templiers, les premiers massacres pour sorcellerie se sont confondus avec les procès pour hérésie et souvent des problématiques plus politiques comme pour les Templiers. Cela était bien évidemment volontaire. Cependant il faut souligner que ces premiers procès ne touchent pas plus les femmes que les hommes.
Mais le mal est fait et la machine est lancée. Un nouveau coup d’accélérateur est donné par le pape. À l’époque, c’est Jean XXII. Il était persuadé d’être persécuté par le diable et d’être sa prochaine victime. Dès 1320, il fait envoyer des lettres à plusieurs inquisiteurs pour lancer la répression. Pour la petite histoire, parmi eux se trouve le fameux Bernard Gui, celui-là même que l’on voit apparaître dans le film de Jean-Jacques Annaud, Le nom de la rose, tiré du roman d’Umberto Eco. En 1326, Jean XXII publie une bulle dans laquelle sorcellerie et magie dont définitivement assimilées à de l’hérésie : les inquisiteurs n’ont donc plus besoin de faire de distinction entre les différentes sortes de sorcellerie, tous les sorciers et sorcières étaient considérés hérétiques et pouvaient être arrêté.es. Détail important, tout cela se passe pendant le Grand Schisme d’Occident et ce n’est pas un hasard : c’est une façon pour l’Église de reprendre aussi la main au moment où son autorité faiblit. Pour l’anecdote, l’intrigue du film de Jean-Jacques Annaud se passe également pendant le Grand Schisme.
Déroulé historique des chasses aux sorcières
Les premiers procès pour sorcellerie sont organisés vers 1420-1440 – ça, y est, nous sommes au XVe siècle. Les premiers bûchers sont allumés, de manière exceptionnelle, d’abord vers la Suisse, le Dauphiné et la Savoie puis les inquisiteurs remontent jusqu’en Flandres, pour arriver à Paris, Rouen et s’étendre ainsi à tout le territoire de la France actuelle mais aussi dans toute l’Europe avec un autre grand foyer en Allemagne.
C’est d’ailleurs durant cette période qu’a lieu le procès de Jeanne d’Arc, en 1431. Le Grand Schisme est terminé mais l’Église en est sortie plus faible que jamais. C’est dans ce contexte que la répression se durcit au cours du XVe siècle, notamment à cause d’une nouvelle bulle papale en 1484. Cette fois, le pape, qui porte bien mal son nom, s’appelle Innocent VIII et dans cette bulle, on ne s’embête plus à essayer de justifier les poursuites envers les sorciers et sorcières par un lien avec l’hérésie. Non, il y reconnaît la réalité des pratiques magiques et ordonnent la poursuite des gens qui s’y adonnent. Purement et simplement. Cette bulle correspond – et cela n’est évidemment pas un hasard – au premier pic de violence enregistré dans le cadre de ces chasses aux sorcière dont on peut dire qu’elles commencent véritablement à ce moment-là, du moins dans un cadre fortement organisé.
En effet, c’est au cours du XVe siècle et de manière empirique – au fil des procès – que se met en place un cadre juridique qui va se révéler terriblement efficace au cours du siècle suivant – qui porte lui aussi bien mal son nom puisque c’est finalement à la Renaissance que la répression sera la plus violente. Mais le massacre – parce qu’il faut appeler un chat un chat – va durer jusqu’au XVIIe siècle, avec un second pic de violence entre 1580 et 1640 dont j’ai donné quelques chiffres en introduction, notamment en Allemagne alors en pleine crise politique et spirituelle.
Mais ce déferlement de violence n’est pas seulement dû aux décisions politiques et religieuses. Si les bûchers se sont répandus à travers l’Europe comme une trainée de poudre (vous me pardonnerez cette comparaison) c’est aussi à cause d’un outil tout à fait moderne : l’imprimerie, qui va contribuer à la diffusion de livres qui vont avoir un impact déterminant sur le cours des évènements.
Les manuels d’inquisiteurs
Le Malleus maleficarum et autres manuels
Retour au XIVe siècle : on commence à voir apparaître des ouvrages destinés à aider les inquisiteurs dans leur tâche. Bernard Gui – encore lui – en a composé un au début du siècle. Nicolau Eymerich a également écrit le sien en 1376. Il sera enrichi par le juriste Francisco Peña deux siècles plus tard.
Entre ces deux dates (fin XIVe siècle et fin XVIe siècle), l’imprimerie s’est très largement développée. Et il y a un manuel d’inquisiteur qui a très largement bénéficié de cette avancée technique, c’est le tristement célèbre Malleus Maleficarum – le « Marteau des sorcières ». Écrit par deux dominicains, Henri Institoris (1436-1505), un alsacien, et Jacques Sprenger (v.1436-1505), qui vient de Bâle, il a été imprimé pour la première fois vers 1486. Pour remettre dans le contexte, c’est deux ans après qu’Innocent VIII ait publié sa fameuse bulle encourageant à poursuivre tous les sorciers et sorcières sans distinction, une bulle dont se réclame d’ailleurs les auteurs du Malleus Maleficarum.
La publication de ce livre coïncide avec l’essor de l’imprimerie, dans la seconde moitié du XVe siècle. Les premiers exemplaires sont à la mode médiévale, c’est-à-dire qu’ils ressemblent aux manuscrits : ils sont de grand format, imprimés avec deux colonnes de textes. Petit à petit, le procédé s’affine, les livres deviennent de plus en plus petits avec un texte plus compact en un seul bloc. Cela favorise la diffusion des écrits (essentiellement religieux en cette fin de Moyen Âge et début de Renaissance). Le Malleus Maleficarum va très rapidement être édité en petit format, ce qui va permettre aux inquisiteurs de l’emmener partout et aux juges de fouiller leur « petit manuel de sottises » comme disait l’historien Jules Michelet, pendant les audiences et ce qui va assurer à ce livre affreusement misogyne un retentissement énorme.
Cynisme et misogynie des manuels d’inquisiteurs
Ces manuels d’inquisiteurs ont tous en commun un pragmatisme qui flirte très souvent avec le cynisme. Francisco Peña, par exemple, (le continuateur de Nicolau Eymerich pour le Manuel des Inquisiteurs), rappelle que « La finalité des procès et la condamnation à mort n’est pas de sauver l’âme de l’accusé mais de maintenir le bien public et de terroriser le peuple. Or le bien public doit être placé bien plus haut que toute considération charitable pour le bien d’un individu ». C’est dit. Une fois encore, rappelons que l’Église, éclaboussée par les scandales, cherche à reprendre la main sur le peuple. Cette reprise en main se fait donc délibérément dans la terreur.
Mais Sprenger et Institoris vont ajouter un élément qui va déterminer la suite des évènements : ils vont très très largement contribuer à mettre en avant la sorcière plutôt que le sorcier. La citation en ouverture de cette épisode et qui est tiré de leur livre, le démontre assez nettement.
Il faut dire que, pour cela, ils peuvent s’appuyer sur une tradition assez longue qui associe le diable aux femmes. Par exemple, des textes en lien avec l’Ancien Testament, affirme que le diable et ses comparses ont été déchus de leur condition d’ange parce qu’ils montraient trop de goût pour les femmes.
« Il faut dire l’hérésie des sorcières et non des sorciers. Ceux-ci sont peu de choses » affirment les auteurs du Malleus maleficarum. Ils s’appuient sur des textes soigneusement sélectionnés dans la Bible et chez les auteurs canonisés (donc reconnus par l’Église) les plus misogynes. Ils considèrent que la femme est à l’origine de toutes les perversions depuis qu’Ève, issue d’une cote « tordue » disent-ils, a succombé à la tentation comme c’est raconté dans l’Ancien Testament et est devenue la première pécheresse. Selon eux, les femmes seraient esclaves volontaires et consentantes du diable : ce serait parce que la femme est femme qu’elle est sorcière.
Ils s’appuient aussi sur le philosophe romain Sénèque, tout aussi misogyne, qui disait « Une femme qui pense seule pense à mal ». On touche là, à mon sens, à ce qui pose vraiment problème aux auteurs du Malleus chez les femmes : leur indépendance. Selon eux, le crime des femmes serait « de ne pas vouloir être gouvernées ». Ça ne peut pas être plus clair. Les femmes qui méritent le respect (et qui méritent d’être épargnées) sont celles qui sont maintenues dans le droit chemin par leur directeur de conscience : elles ne peuvent pas, selon eux, y arriver seules. Ils en rajoutent une couche en notant que les autres, celles qui ne sont pas guidées (par un homme donc), cèdent forcément à leurs pulsions charnelles, dont ils disent qu’elles sont « insatiables ». On touche là au deuxième vrai problème de ces deux religieux : la sexualité féminine.
Pour enfoncer le clou, ils considèrent les femmes immatures et incapables mais surtout dangereuses car « déficientes dans leurs force d’âme et de corps ». Le livre entier est finalement un énorme paradoxe où la femme est à la fois incapable de se gouverner elle-même tout en étant perfide et diabolique.
Le Marteau des sorcières: un best-seller
Le Malleus Maleficarum est en effet rapidement devenu un vrai best-seller, notamment dans les zones où la répression était la plus sanglante, le livre ne faisant qu’exacerber la violence. Il a été réédité plusieurs fois, à tel point que de très nombreux exemplaires nous sont parvenus. Aujourd’hui, on estime que près de 30 000 exemplaires ont circulé à travers toute l’Europe, tout autant dans les sphères protestantes que catholiques d’ailleurs. Ce nombre est absolument énorme, ce qui explique que ce livre ait donné naissance au cliché qui perdurera plusieurs siècles : la sorcière qui s’unit au diable afin d ‘attaquer la communauté villageoise.
Savoir et pouvoir : ce qui est reproché aux sorcières
Malgré ce que l’on pourrait croire, le mythe de la sorcière démoniaque n’est absolument pas né au Moyen Âge : il existe depuis l’Antiquité. Rien que chez les grecs, on pense à Circé, qui a transformé les compagnons d’Ulysse en porcs ou encore Médée, qui maîtrise l’art des onguents, aide Jason à récupérer la Toison d’Or mais se venge horriblement de son infidélité. La littérature gréco-latine a donc largement contribué à la création du mythe de la sorcière démoniaque. On peut toutefois constater que, que ce soit Circé ou Médée, elles maîtrisent les arts magiques et ont de grandes connaissances : elles sont puissantes. Les connaissances, le savoir des guérisseuses est l’un des éléments reprochés aux femmes lors des chasses aux sorcières.
Guérisseuses, sages-femmes : des sorcières savantes
« Bonnes femmes » et sages-femmes
Au XVe siècle, dans un monde à très grande majorité rural et pauvre, où, comme on l’a vu, famines et épidémies étaient courantes, les guérisseurs mais plus majoritairement les guérisseuses – qu’on appelait les « bonnes femmes » – étaient souvent le seul recours de la population en cas de maladie. Il y avait bien quelques barbiers qui faisaient office de chirurgiens, mais ils étaient seulement capables de panser les plaies.
La sorcière était une guérisseuse empirique qui utilisait des remèdes dont l’efficacité était éprouvée au fil de temps. On utilise d’ailleurs encore nombre de leurs remèdes dans notre médecine moderne, notamment des antalgiques, des anti-inflammatoires ou des remèdes pour faciliter la digestion. On sait par exemple qu’elles utilisaient l’ergot de seigle pour soulager les douleurs de l’accouchement. Les principaux médicaments utilisés aujourd’hui pour accélérer le travail de l’accouchement et en faciliter les suites sont dérivés de l’ergot de seigle.
Les « bonnes femmes » étaient en effet aussi régulièrement sages-femmes dans le monde rural. À une époque où il n’y avait évidemment pas de contraception, leurs connaissances des plantes leur permettaient de réduire aussi la fertilité ou provoquer des accouchements et donc contrevenir à l’ordre divin tel qu’il était envisagé alors. Par ailleurs, en soulageant les douleurs des femmes prêtes à accoucher, elles allaient à l’encontre d’un des principes de la Bible qui était que les femmes devaient enfanter dans la douleur, le châtiment ordonné par Dieu après la faute commise par Ève. Sans compter que l’Église n’aimait pas la médecine empirique, fondée sur l’observation et l’erreur car elle enfreint le principe selon lequel le monde est régi par Dieu et lui uniquement.
Tolérées jusqu’au cours du XVe siècle, les guérisseuses ne le sont plus du tout au XVIe (Renaissance). Considérées comme concurrentes directes des prêtres, d’autant qu’elles se servent régulièrement d’eau bénite et des prières pour leurs soins, elles sont victimes de leurs connaissances. Les plantes qu’elles utilisent, selon le moment où elles sont cueillies, la saison, ou selon la lune, étaient réputées avoir des vertus différentes : elles peuvent guérir ou empoisonner. De la même manière, selon les incantations utilisées, on peut soigner, envoûter ou tuer. C’est de la magie et, aussi incroyable que cela puisse paraître à notre société moderne, c’était couramment admis. Du moins jusqu’à la fin du XVe siècle. Car entre magie et sorcellerie – donc pacte avec le démon –, la frontière est mince.
Toutefois, sous ce vernis fantastique, il y a autre chose qui se joue, une lutte bien plus réelle et palpable : en effet, on n’accusait pas les guérisseuses d’incompétence, mais juste de pratiquer la médecine. Car la médecine en tant que telle, n’était pratiquée que par les hommes.
La médecine masculine officielle
L’essor de la profession médicale en Europe s’est faite au XIIIe siècle, c’est-à-dire un peu avant la période qui nous intéresse, notamment grâce au renouveau qu’a apporté le contact avec le monde arabe. Les médecins sont alors formés à l’Université – notamment la Sorbonne en France. Oui mais… l’Université est interdite aux femmes. Ce sont donc des médecins exclusivement masculins qui sont officiellement reconnus. Leur apprentissage est à l’opposé de la pratique des guérisseurs et guérisseuses ruraux : ils étudient Platon, Aristote, et la théologie chrétienne, c’est-à-dire que leur apprentissage est purement théorique, sans aucune pratique expérimentale. C’est une médecine basée sur la logique et non l’observation.
De plus, la profession est très strictement encadrée par l’Église, comme l’Université d’ailleurs : les médecins formés à l’Université n’avaient pas le droit d’intervenir sans appeler un prêtre pour les aider et les conseiller. En fait, face à un patient, ils n’avaient, avec leur formation que peu de connaissances médicales. Fondés sur le système des humeurs, issue de la médecine antique, les remèdes de la médecine officielle étaient finalement souvent limités à des saignées ou l’utilisation de sangsues avec, bien entendu, des incantations religieuses car n’oublions pas qu’on considérait que le sort de malades était avant tout entre les mains de Dieu.
Cette médecine officielle est d’ailleurs tout aussi misogyne que le contexte dans lequel elle se développe. Le corps de la femme est considéré nauséabond, poreux et vulnérable, ce qui le rendrait d’autant plus ouvert à recevoir les maléfices. D’ailleurs, à la Renaissance, on croit encore au pouvoir nocif des règles. Tous ces principes, considérés comme scientifiques seront très largement diffusés par les livres de médecine.
L’existence parallèles de ces deux médecines – la médecine officielle et la médecine « populaire » était considérée comme un problème et explique l’acharnement sur la médecine dite populaire ainsi que le retrait des femmes dans les activités liées à la grossesse et à la naissance dont elles sont petit à petit écartées au profit des médecins officiels, tous masculins. À la fin du XVIe siècle (Renaissance), les médecins se sont accaparés durablement le monopole des corps malades, aidés en cela par les chasses aux sorcières lors desquelles on brûlait à tour de bras les guérisseuses et autres rebouteuses, chasses auxquelles les médecins ont d’ailleurs participé dans le cadre des procès.
Pour l’anecdote, lors de mes recherches pour préparer cet épisode, j’ai consulté un livre qui se voulait exhaustif sur l’histoire de la médecine. Il n’y avait pas un seul mot sur toute cette médecine populaire grâce à laquelle la majorité des populations s’est soignée pendant des siècles. Cela paraît d’autant plus fou que même Paracelse, qui a vécu au XVe siècle – en plein dans la période qui nous intéresse – et qui est considéré comme un des pères de la médecine moderne, disait lui-même avoir tout appris des sorcières. Et le fait est que, dans les monastères, on pratiquait la médecine par les plantes aussi mais ce n’était pas un problème.
Pour l’Église, la médecine populaire n’est pas seulement hors-cadre. Elle est tout simplement diabolique.
La médecine diabolique
La situation est juste impossible pour les femmes guérisseuses : l’Église considère l’exercice non professionnel de la médecine comme une hérésie. Si une femme ose soigner sans avoir étudié à l’Université, c’est forcément une sorcière et elle doit être arrêtée. Sauf que les femmes n’ont pas le droit d’apprendre la médecine. C’est une façon de légitimer le professionnalisme des médecins officiels. En plus d’une problématique de genre, on se heurte ici à une problématique de classe. Les classes dominantes avaient leur médecin personnel, issu de l’Université. Mais pour les pauvres qui se retrouvaient malades ou blessés, quelle solution ? Soit ils se tournaient vers l’Église, qui se cachait derrière le dogme et conseillait la prière, soit ils se tournaient vers les « bonnes femmes ». On a donc affaire à un système discriminatoire autant basé sur le genre que sur la classe : d’un côté une médecine masculine pour les dominants considérée tolérable et de l’autre, une médecine à majorité féminine pour le monde rural et considérée intolérable. À noter que cette situation arrangeait très probablement les médecins officiels. En effet, tout ce qu’ils ne pouvaient pas guérir était forcément un mal diabolique.
C’était bien pratique…
La médecine des guérisseuses a très vite été estimée par l’Église comme dangereuse puisqu’elle sortait de ses radars. Les charmes magiques utilisés dans la médecine populaire étaient considérés tout aussi efficaces que les prières… sauf que les prières sont contrôlées par l’Église. Et il était impensable que Dieu se manifeste à travers des femmes plutôt que des prêtres ou des docteurs. De fait, si ce n’est pas Dieu qui se manifeste à travers les guérisseuses, c’est forcément le diable.
Une guérison obtenue par « magie », ainsi qu’on considérait la médecine rurale, était forcément obtenue par le diable qui permettait aux guérisseuses d’être autonomes. Les démonologues ont donc transformé petit à petit le recours à la magie en une forme de nouvelle religion fondée sur l’adoration du diable.
Et s’il y a des femmes qui cristallisent encore plus la haine de l’Église, ce sont celles qui exercent comme sages-femmes. Elles sont particulièrement détestées des deux auteurs du Malleus Maleficarum qui les accusent de tuer les enfants pour utiliser leurs corps dans des rituels abominables ou de les offrir au démon. On les accuse de voler les nourrissons et de les remplacer par des créatures diaboliques
Il était relativement facile d’accuser les sages-femmes. Imaginez : un enfant sur quatre mourrait avant son premier anniversaire, sans compter les enfants mort-nés. On accusait donc la personne chargée de faire naître ces enfants de les tuer, ou de les envoûter. Ces enfants dont on disait que les sorcières les cuisinaient – carrément – lors d’infâmes sabbats.
Le sabbat et le fantasme de la sexualité féminine
Ah… le sabbat ! Voilà un concept qui a fait couler beaucoup d’encre et beaucoup de sang. L’idée qu’il puisse y avoir une alliance entre les hommes et les forces démoniaques existe depuis bien longtemps mais, curieusement, ça n’a titillé l’imagination des gens qu’à partir de la fin du Moyen Âge.
La grande « nouveauté » dans cette alliance, c’est le concept de consentement. Selon le Malleus Maleficarum – encore lui – les sorcières de l’ancien temps n’étaient pas consentantes à cette alliance avec le diable. Elles étaient victimes de démons incubes, des démons mâles qui profitaient de leur sommeil pour les posséder. La succube est la version féminine et abusait des hommes pendant leur sommeil mais, allez savoir pourquoi, c’était beaucoup plus rare. Toujours est-il que les temps ont changé et que, à la fin du XVe siècle, les auteurs du Marteau des sorcières estiment que les femmes sont consentantes à cette possession. De victimes elles deviennent donc coupables, ce qui justifie d’autant la violence de la répression.
Le sabbat des sorcières
Le sabbat est la plus haute expression du culte diabolique. Il a été inventé au XVe siècle, donc à la toute fin du Moyen Âge. Il se greffe sur des légendes déjà existantes de sorcellerie traditionnelle. À cette époque toute une littérature apparaît, inspirée d’une vague de procès. Ça fait boule de neige, à tel point que pas moins de 28 textes sont publiés sur le sujet avant la fin du XVe siècle, dont le Marteau des sorcières.
Le sabbat est une sorte de messe à l’envers qui imite les rituels chrétiens tout en les profanant dans le but de détourner les croyants. Il se déroule le plus souvent sur un ancien site païen, près d’un menhir, dans une clairière ou en bordure de forêt. Les sorcières s’y rendraient sur des manches à balais, des bâtons ou sur le dos de démons transformés en animaux. Selon le Malleus Maleficarum, pour faire voler les balais ou même les chaises, les sorcières les enduisaient d’un onguent fabriqué avec des corps d’enfants, notamment ceux morts avant le baptême (donc réputés impossibles à sauver par l’Église) – c’est ce qu’on a appelé la « Cuisine diabolique ». On considère cependant qu’elles peuvent aussi se déplacer juste par l’esprit. Pour ce faire, on racontait qu’elles gardaient l’hostie de la messe – qu’elles ne mangeaient bien évidemment pas. Elles l’utilisaient pour nourrir des crapauds qu’elles sacrifiaient ensuite. Brûlés et réduits en poudre, le reste de ces pauvres crapauds étaient ensuite mélangés à du sang d’enfants non baptisés. Encore. Elles s’en enduisaient le corps pour se retrouver plonger dans un état second et se rendre par l’esprit, au sabbat. Cette théorie est particulièrement pratique pour les accusateurs puisqu’on ne pouvait pas prouver ce genre de « déplacement », il était donc facile d’en accuser n’importe qui.
Lors de ces sabbats, les sorcières étaient accusées de se livrer à toutes les obscénités : s’accoupler avec le diable, qui les marquait sur le corps, danser des danses obscènes, tuer des enfants – oui, encore –, renier la religion, prononcer des paroles sacrilèges etc.
Selon les inquisiteurs et autres accusateurs, ces cérémonies rituelles permettaient aux sorcières de rappeler leur fidélité à Satan, introniser de nouvelles sorcières et acquérir des pouvoirs quasi infinis, sur la nature, le temps, les animaux et les humains. Elles pouvaient se déplacer rapidement, changer la météo et ruiner les récoltes, provoquer des infirmités graves, prédire l’avenir, pratiquer des avortements, rendre les gens malades. Leur principale tâche était toutefois d’attirer et séduire de nouvelles proies pour augmenter le nombre de pactes passés avec le diable. Leur spécialité ? Envoyer des maléfices, surtout aux hommes, et notamment des maléfices liés à leur virilité, comme faire disparaitre leur sexe.
Car il ne vous aura pas échappé que tout cela est très sexualisé. Le Malleus Maleficarum appuie notamment sur toute cette notion et démontre l’obsession – littérale – des inquisiteurs et des pouvoirs religieux et civils pour la sexualité féminine.
La sexualité féminine : une obsession en filigrane des chasses aux sorcières
On l’a dit tout à l’heure, les femmes dangereuses sont les femmes autonomes qui ne peuvent être maintenues dans le droit chemin par un directeur de conscience parce qu’elles cèdent forcément à la passion charnelle, qui serait, chez elle, « insatiable ». Tout l’imaginaire du sabbat est fondé sur une sexualité féminine prétendument débridée qui semble faire bien peur aux enquêteurs de l’époque mais qui, en même temps, semble faire écho à leur propre imagination, elle aussi clairement débridée.
Les sous-entendus à caractère sexuel dans les détails des sabbats sont évidents. La sorcière qui lustre son manche à balai avec un onguent avant de le chevaucher est une image tellement équivoque que je ne pense pas avoir besoin de l’expliquer. Les interrogatoires qui nous sont parvenus montrent que les enquêteurs et les juges sont obsédés par ce qui se passent lors de ces soi-disant sabbats, qu’ils imaginent être une espèce d’immense orgie sexuelle. Les enquêteurs demandent par exemple aux femmes arrêtées pour sorcellerie comment était le pénis du diable. Pour rechercher la fameuse marque par laquelle le diable marquait ces femmes, on les faisait déshabiller, raser entièrement pour ensuite chercher cette marque dans tous les recoins du corps. Absolument tous.
Dans un monde ultra religieux où l’idéal féminin de l’Église catholique est la Vierge Marie, exempte de toute sexualité et abstinente, les représentants religieux, les démonologues en premier, ont montré un intérêt pour la sexualité féminine qui a clairement viré à l’obsession. Plus qu’un univers diabolique, le sabbat et les rituels décrits font surtout penser à des fantasmes masculins, qui plus est des fantasmes d’hommes abstinents comme étaient censés l’être les nombreux religieux de l’époque. Pensez que les démonologues, qui décrivent les sabbats avec force détails – et sont les seuls à les décrire – n’ont jamais assisté à aucun d’entre eux ! Vous vous doutez bien qu’il n’y a jamais eu de flagrant délit de sabbat. Cette sorcellerie démoniaque a été inventée de toutes pièces par des hommes issus de l’élite religieuse, une élite lettrée et cultivée, dans une sorte de mélange entre des fantasmes sans doute mal assumés et la survivance d’anciens rites qu’on souhaitait éradiquer.
Les crimes des sorcières envers les hommes
Selon les auteurs du Malleus maleficarum, les femmes seraient « déficientes dans leur force d’âme et de corps, il n’est [donc] pas étonnant qu’elles cherchent davantage à ensorceler ce qu’elles détestent », c’est-à-dire les hommes. C’est toute le paradoxe (et la perversité) de ce système : des hommes qui détestent les femmes font croire que les femmes détestent les hommes.
Ils accusent les sorcières de copuler avec le diable, on l’a vu, pour obtenir de grands pouvoirs et nuire ensuite aux hommes. Elles transformeraient les hommes en bêtes et étant donné les connotations sexuelles liées aux sorcières, je pense qu’il y en a une ici aussi, d’autant que le péché de luxure était imputé aux femmes. Mais surtout, on leur reproche de s’attaquer au membre viril de l’homme et notamment de le rendre impuissant. C’est ce qu’on appelait « nouer l’aiguillette ». Plus fou encore, on attribuait aux sorcières le pouvoir de faire disparaître le sexe masculin, de l’escamoter. On racontait qu’elles conservaient les membres disparus dans des boîtes ou dans des nids. Inutile de vous dire que, curieusement, on n’a jamais retrouvé de boîte pleine de zizis frétillants !
Pour illustrer cette accusation assez délirante et pour montrer dans quel contexte elle pouvait advenir, rien de tel qu’un exemple. Celui que je vais vous raconter est issu, encore une fois, du Marteau des sorcières. Sprenger et Institoris raconte qu’un homme avait une liaison avec une jeune femme et qu’il a décidé un jour de rompre. Et là, chose incroyable, son pénis disparaît et devient comme une sorte de corps aplati. L’homme va noyer son chagrin dans une taverne où il raconte son histoire à une autre femme qui lui assure qu’il vient de subir un maléfice. Elle lui conseille de retourner voir la jeune femme et de la menacer parce que, dit-elle, la gentillesse ne sert à rien. Il retrouve la jeune femme et commence à l’étrangler jusqu’à ce que celle-ci accepte de « lever le sort » en faisant quoi ? En mettant sa main dans le pantalon de l’homme qui retrouve alors son attribut. Est-ce vraiment nécessaire d’expliquer en quoi il n’y a aucun maléfice là-dessous et ce qu’il s’est réellement passer quand la jeune femme a glissé sa main dans le pantalon de l’homme ? Je ne pense pas. Mais, à travers cet exemple, dont je rappelle qu’il apparaît dans l’un des livres les plus lus et utilisés pendant le XVIe siècle, les auteurs encouragent les hommes à considérer les femmes responsables de leurs problèmes de virilité et à les violenter.
Globalement, ce sont toutes les femmes qui sont visées par les démonologues. Mais d’autres critères viennent aggraver encore le risques d’être accusée de sorcellerie : l’âge, la classe sociale et le régime matrimonial.
Vieille, pauvre, illettrée, veuve: l'archétype de la sorcière et l'exemple de Michée Chauderon
En fait, Michée cumule les mauvais points, elle a tout pour être une sorcière. Évidemment, le fait d’être guérisseuse fait d’elle une cible de choix. Elle a 50 ans, ce qui, à cette époque, est déjà un âge un peu avancé. Or, les femmes d’âge mûr ont déjà une expérience de la vie assez longue et sont beaucoup moins manipulables que les jeunes filles par exemple. Et souvenez-vous, l’Église considère qu’une femme qui n’a rien à se reprocher est une femme qu’elle peut diriger. C’est d’autant plus compliqué pour Michée Chauderon qu’elle est veuve, donc non assujettie à un homme. Les veuves étaient toujours suspectes car elles avaient l’audace de survivre à leur mari : n’était-ce pas elles qui se débarrassaient de leur conjoint ? Et c’est encore pire si la veuve a eu plusieurs maris, vous vous en doutez. Le soupçon est d’autant plus fort sur les femmes dont les enfants sont morts – chose malheureusement très courante au XVIIe siècle – car on sait les choses horribles que les sorcières font aux enfants. Et, on l’a dit, Michée a perdu un de ses enfants.
Pour illustrer cette problématique, l’exemple de Michée Chauderon est sans doute le plus parlant. Michée Chauderon est la dernière personne condamnée à mort pour « crime de sorcellerie » par les autorités de Genève, au XVIIe siècle alors que cela fait près de deux siècles déjà qu’on brûle les femmes. Michée a 50 ans, elle est veuve, a perdu un enfant. Elle est blanchisseuse et passe pour être guérisseuse auprès de ses voisins, et c’est d’ailleurs une de ses voisines qui va l’accuser de sorcellerie.
Mais surtout, Michée est pauvre et illettrée, elle ne bénéficie d’une part d’aucune protection et, d’autre part, elle ne sait pas écrire et se retrouve confrontée à des juges lettrés, qui ont suivi des études et connaissent l’art de la rhétorique. Ce n’est pas un hasard si les victimes des procès pour sorcellerie viennent quasi exclusivement des couches populaires. Que pouvaient ces femmes seules, si mal préparées, apeurées et torturées face à ces institutions masculines organisées dont les membres étaient issus de l’élite culturelle ?
Michée, en tant que femme âgée, veuve, étrangère de surcroît (elle venait de Savoie et avait émigrée dans la Genève protestante) et guérisseuses était une victime désignée. Son statut de femme pauvre et analphabète – elle n’a même pas pu signer sa procédure – a fini de la condamner. Elle a été pendue le 6 avril 1652, avant d’être brûlée.
Michée Chauderon est un exemple presque caricatural de ce que l’on pouvait reprocher aux femmes. Toutefois, les jeunes filles qui cherchaient à plaire pouvaient être accusées de forniquer avec le Malin pour arriver à leurs fins aussi et ne parlons même pas des femmes qui ont été trahies ou rejetées : elles étaient considérées enclines à se venger. Au final, toutes les femmes pouvaient facilement se retrouver accusées de sorcellerie. On rappellera que les juges ont mis sur le compte de la pauvre Jeanne d’Arc 70 chefs d’accusation.
Sous des prétextes fallacieux, des lignées de femmes entières ont été éliminées, d’autant qu’on considérait la sorcellerie héréditaire. Être fille d’une femme morte sur le bûcher suffisait parfois à vous y conduire.
Avant d’être condamnées, ces femmes étaient d’abord jugées dans un simulacre de procès aussi effarant que les accusations qui y menaient. Mais ça, je vous le raconte dans le prochain épisode.
Crédits:
Voix off de l’épisode:
- Causmicbeast
- Agent Dagguy
Musiques utilisées dans l’épisode:
- Mozart – Eine kleine Nachtmusik – Serenade n°13 (Gregor Quendel)
- Sports music rock opening-puncher (Nick Valerson)
- Cathedral (DSTechnician)
- The gift pagan norse background music (OB-LIX)
- Quantum entanglement – Latin gregorian chant (Nicholas Panek)
- Night of Egypt (Wael Mamado)
- Atmospheric time (Daniel Hourtoulle)
- Never again (Guilherme Bernardes William)
- Steampunk vitorian orchestra (Luis Humanoide)
- Cinematic emotional drama (Samuel F. Johanns)
- Mystery horror (Universfield)
- Twinfish meditation 17 – Featherwell Piwabay edit (Jonathan Underwood)
- Black Magic (Marcus Vogt)
- Fatal tension (Marcos Molina)
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